Le deal de la monnaie à Abidjan

monnaieIl n’est plus facile de circuler à Abidjan, de faire des achats dans une boutique ou partout ailleurs, si l’on n’a pas la petite monnaie. Une situation inquiétante qui prend de l’ampleur et que l’Expression a essayé de comprendre.

Jeudi 8 décembre, il est 7 h 40, à la gare lavage de Yopougon. Un homme, la quarantaine, est prié de descendre d’une Mercedes à destination du Plateau et de laisser la place à un autre. La raison, il n’avait pas la monnaie pour le transport qui est de 600 Fcfa. En ce lieu, où la majorité de la population de Yopougon se retrouve les matins pour rallier les autres communes, cette scène fait partie du quotidien. Pour les taxis compteurs, les taxis intercommunaux tout comme les véhicules personnels qui s’y garent pour prendre des passagers, il faut absolument avoir la monnaie avant de prendre place à bord d’une quelconque de ces voitures.

Les jeunes chargeurs ‘’gnambolos’’ qui appellent, à tue-tête, les clients n’ont qu’un refrain à la bouche ‘’ Plateau avec la monnaie, Treichville avec la monnaie ‘’ ou encore ‘’Deux Plateaux avec la monnaie’’. Il en est de même pour les taxis communaux. Dès qu’un passager décline sa destination, le chauffeur n’a qu’une seule question : ‘’Avez-vous la monnaie ? Quand la réponse est négative, le verdict tombe sans appel. ‘’Descendez, y a pas monnaie’’. Idem pour les bus de la Société de transport abidjanais (Sotra), où avec 500 Fcfa pour un ticket de 200 Fcfa, le conducteur vous prie de descendre parce qu’il n’a pas la monnaie.

En effet, tous ces chauffeurs et même les boutiquiers, qui pour un achat de 300 Fcfa sont incapables de monnayer 1.000 Fcfa, disent tous que la monnaie leur manque. Le constat sur le terrain, loin de contredire cette thèse, révèle que la problématique de la petite monnaie est une réalité. Au point que des fonctionnaires, comme c’est le cas de Mme Bohibré, institutrice, prennent le soin chaque soir de chercher la monnaie pour emprunter le Gbaka le lendemain pour le travail. Mais où vont toutes ces pièces de monnaie qui circulent dans le transport et dans les marchés? Qui les retient et pourquoi est-il difficile d’en avoir?

Des petites commerçantes …

Koné Yacoub, apprenti ‘’gbaka’’, à qui nous avons posé la question, explique ne pas savoir pourquoi le problème se pose avec acuité. Toutefois, il se laisse aller à des confidences qui révèlent l’existence d’un véritable réseau entre les apprentis Gbaka et les jeunes filles vendeuses des mouchoirs(Lotus), serviettes et cigarettes dans les gares d’Adjamé. Ces petites commerçantes, selon plusieurs témoignages, possèdent suffisamment de pièces de monnaie qu’elles transportent dans leurs sacs en bandoulière.

Ce ne sont pas les usagers qui transitent par la Liberté, la gare Texaco ou ‘’en bas du pont’’ à Adjamé qui diront le contraire. ‘’ Lotus 2.000, y a monnaie ; Lotus 5.000, y a monnaie. Tonton, vous ne voulez pas Lotus ? », les entend-on dire aux passagers abord des ‘‘gbaka’’. Mais, jamais elles ne feront la monnaie tant que vous n’achetez pas un article avec elles. Quant à l’origine de cette monnaie qu’elles possèdent en quantité, Ahmed Traoré, chauffeur ‘’gbaka’’, informe qu’elles achètent la monnaie avec les apprentis.

En effet, lorsque ces derniers descendent du travail autour de 21 ou 22 h, les jeunes filles les attendent à la gare pour faire l’échange entre les billets de banque et les pièces. « Pour 1.000 de monnaie donnée, l’apprenti a 50 Fcfa. Et souvent certains apprentis ont des filles bien précises à qui ils donnent la monnaie », explique un jeune tablier à la gare Texaco. Ainsi donc, l’argent tourne dans ce cercle restreint au détriment des populations qui, chaque matin souffrent, aussi bien, dans les transports commun que dans les magasins et sur les marchés.

…Aux mendiants des mosquées

Poursuivant nos investigations, il ressort que plus que ces filles, ce sont les mendiants qui siègent devant les mosquées qui bloquent la circulation de la monnaie. Issa Sangaré, rencontré à la grande mosquée d’Adjamé, lève un pan du voile sur le sujet. « Ces vieux que vous voyez assis devant la mosquée peuvent vous faire la monnaie de 50 voire 100 000 Fcfa en petites pièces de 50, 100 ou 500 Fcfa », souligne-t-il.

Et d’ajouter que des gens viennent acheter la monnaie avec ces mendiants. Mais aussi que les régisseurs de la mosquée ont leurs clients (commerçants) à qui ils donnent la monnaie chaque vendredi après la prière. « D’autres commerçants viennent donner les billets de banque avant la prière et passent récupérer les pièces», précise Issa Sangaré. En effet, les aumônes que perçoivent les mendiants par jour sont soigneusement gardées. Et la plupart d’entre eux sont des ressortissants nigériens.

Ils mènent une vie modeste. Beaucoup dorment dans les mosquées en dépit des offrandes et l’argent qu’ils gagnent. Peu enclins aux dépenses, ils gardent l’argent sur eux le temps de faire un tour au pays voir la famille et revenir. Kamagaté E, couturier à Treichville, est lui très amer. Il trouve injuste que la monnaie soit ainsi bloquée. « Tout l’argent qu’ils engrangent est gardé, ils n’achètent rien pendant que les gens cherchent la monnaie », regrette-t-il.

Pour lui, il faut qu’une réglementation pour sanctionner ceux qui freinent la circulation de la monnaie et ceux qui la vendent, parce que, souligne-t-il des commerçants font également de la rétention jusqu’à une certaine quantité. Sur la question, des ingénieurs statisticiens économistes de l’Ecole nationale de statistique et d’économie (Ensea) ont produit un rapport en 2003. Ils avaient déjà tiré, à cette époque, la sonnette d’alarme sur la rareté de la petite monnaie en Côte d’Ivoire et prévenu de l’ampleur que prendrait le phénomène dans les années à venir.

Dans leur étude, supervisée par le docteur en Economie, Granger Wilfrid, ils ont, dans un premier temps, imputé la rareté de la monnaie à la dévaluation du Fcfa intervenue en 1994. « Le problème des pièces de monnaie se pose en Côte d’Ivoire depuis 1996, soit deux années après la dévaluation du Fcfa par rapport au franc français », lit-on dans le rapport de l’étude. Mais la deuxième raison, celle qui a accentué la situation est apparue, selon l’étude, en 1998. Celle-ci justifiait la rareté de la monnaie par une rétention chez les commerçants et un trafic organisé par ceux-ci. Et en 1998 déjà, la Fédération nationale des distributeurs (Fenadis) avait, selon le rapport, repéré environ 30 points de trafic rien qu’à Abidjan.

Dépenser pour avoir la monnaie.

La problématique de la petite monnaie crée d’énormes désagréments au quotidien, entre vendeurs et clients. Notamment dans le transport en commun. Il ne se passe pas de jour sans qu’un passager et un apprenti ‘’gkaka’’ n’échangent des mots malveillants pour une question de monnaie. Souvent, ils en arrivent aux mains. Les apprentis ‘’gbaka’’ recommandent toujours aux clients d’avoir la monnaie. Mais certains usagers, n’en ayant pas, s’engouffrent tout de même dans le véhicule. Et au moment où l’apprenti encaisse le transport, les palabres commencent.

Pour prévenir ces incidents aux conséquences parfois dommageables, des passagers sont obligés d’acheter des Lotus, même quand ils n’en ont pas besoin. Tout juste pour avoir la monnaie. Outre le transport, les Ivoiriens sont soumis au ‘’diktat’’ des caissières dans les supermarchés. « Monsieur, nous n`avons pas la monnaie, prenez quelque chose encore pour qu’on puisse vous faire la monnaie » ou « Monsieur ou Mme, on va vous donner une boîte d’allumettes des bonbons ou des chewing-gums ».

C’est ce que la plupart des caissières recommandent aux clients. D’autres aussi sont obligés de faire des transferts d’unités pour avoir la petite monnaie. C’est donc dire que pour un besoin à combler, il faut faire d’abord une dépense non nécessaire. Conséquence on dépense plus parce que la petite monnaie ne circule plus.

Source: KUYO Anderson (Cauris)

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